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Médecine et feuilles volantes: Le prospectus de la Gazette d’Épidaure (1761-1763) de Jacques Barbeu-Dubourg

Qu’on s’imagine dans la peau d’un lecteur du XVIIIe siècle, friand de ces hebdomadaires qu’on appelle alors gazettes. En 1761, un prospectus annonce la parution d’une Gazette d’Épidaure, ou recueil hebdomadaire de nouvelles de médecine, avec des réflexions pour simplifier la théorie, et éclairer la pratique. Sans être docteur, ne sommes-nous pas curieux de médecine et soucieux de rester en bonne santé ? Mais que recèlent ces huit pages in-8° qui paraissent deux à trois fois par semaine ? Et qui est ce « médecin de Paris » qui en revendique la paternité ?

Dès son bref prospectus, la Gazette d’Épidaure – qui prend le titre de Gazette de médecine dès le n° 23 du 17 mai 1761 – porte la marque d’un certain enjouement, ne serait-ce que par l’épigraphe « Emendat ridendo ». Son auteur, le docteur Jacques Barbeu-Dubourg (1709-1779) commence par un un constat : celui de l’essor des hebdomadaires diffusant les actualités des pays et des villes, et même, par extension, de ce territoire virtuel qu’est la République des Lettres. Barbeu-Dubourg observe que « [c]ette gazetomanie s’est communiquée de l’Occident à l’Orient, et la Grèce aura bientôt autant de pamphlets que l’Angleterre ou la France. » (Prospectus, p. 2) Outre le recours au néologisme pour désigner la vogue des gazettes à l’échelle européenne, on lit ici sans doute une des premières importations du terme anglais pamphlet dans le vocabulaire français. Aussi Barbeu-Dubourg situe-t-il symboliquement la provenance de ses feuilles volantes à Épidaure, ville grecque où s’observait le culte du dieu de la médecine Asclépios (ou Esculape).

Gazette de médecine. Année 1761. Par un médecin de Paris, à Paris, chez J. A. Grangé, 1761

Cet exotisme fictif indique en quoi la Gazette d’Épidaure se démarque des autres publications périodiques par son objet. Tandis qu’il se démultiplie, ce type de journal qu’est la gazette suscite des critiques, de la part de Voltaire par exemple, mais aussi sous la plume de Barbeu lui-même. Répondant à de futurs détracteurs dans son prospectus, il livre un discours polémique et fait la satire des gazetiers. Le médecin raille ceux de ces derniers qui se préoccupent des affaires politiques et les compare à « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » de la fable de La Fontaine. Il ironise sur les « nouvellistes », c’est-à-dire ceux qui sont « curieux de savoir les nouvelles, et qui aime[nt] à en débiter » (Dictionnaire de l’Académie française, 1762, t. II, p. 225), et persifle leur « génie » tout autant que la « merveilleuse sagacité » avec laquelle ils prophétisent les événements (p. 4).

Par contraste, le docteur gazetier affirme son ambition de « servir l’humanité » ainsi que sa volonté de toucher « un petit nombre d’hommes graves et sensés » plutôt « que d’amuser des milliers de gens oisifs et frivoles. » (Prospectus, p. 4) Il précise le lectorat auquel il s’adresse. La Gazette doit contenter les « gens sages », désireux d’acquérir des savoirs sur l’esprit et le corps et adeptes du « connais-toi toi-même » de Solon (p. 5). Le périodique se place également sous l’autorité d’une autre figure antique, Hippocrate : « un recueil fidèle d’observations exactes et de réflexions judicieuses, que fournit journellement la Gazette d’Épidaure, peut beaucoup contribuer à abréger l’art, à prolonger la vie, à maintenir la santé, à saisir l’occasion, à assurer l’expérience, et à apprécier les médecins. » (p. 5) La succession des verbes se calque ici sur le premier aphorisme d’Hippocrate, ce qui permet à Barbeu-Dubourg de cibler ses pairs. Il s’agit de fournir des ressources aux médecins pour améliorer leur pratique et, par là, favoriser leur reconnaissance.

Barbeu-Dubourg rejoint une vaste constellation de médecins-journalistes et sa Gazette d’Épidaure témoigne du développement de la presse médicale dans les années 1750-1770. Pensons au Journal de médecine, chirurgie, pharmacie dont Charles-Augustin Vandermonde assure la direction depuis 1755, et que les feuilles volantes d’Épidaure ne sauraient concurrencer (voir le « Discours préliminaire », qui occupe les quatre premiers numéros des 1er, 4, 6 et 8 avril 1761 de la Gazette d’Épidaure). Songeons encore, Outre-Rhin, au périodique hebdomadaire du médecin Johann August Unzer intitulé Der Arzt, véritable best-seller qui paraît de 1759 à 1764.

La Gazette d’Épidaure entend occuper une place particulière dans la production journalistique médicale de son époque : s’adresser à la fois aux docteurs et aux amateurs de médecine implique un parti-pris formel que Barbeu-Dubourg évoque, au terme de son prospectus, à travers un autoportrait comique. Le médecin se compare au poète Milton, en déclarant que son humeur varie en fonction du temps et des saisons si bien qu’on peut « juger d’abord à [son] ton, à [sa] physionomie quel temps il fera dans la journée. » (Prospectus, p. 6) Cette feinte versatilité explique l’« inégalité » (p. 6) du style du docteur gazetier : son périodique se réclame non pas de l’uniformité mais bien de la variété. Une seconde référence intertextuelle est faite à La Fontaine et à son conte licencieux Pâté d’anguille où figure le fameux vers « Diversité c’est ma devise », également mot d’ordre du Mercure de France depuis 1760. Le lecteur entend sans peine cette allusion lorsque Barbeu conclut quelque peu cavalièrement son prospectus : « Rien n’ennuie tant à la longue qu’une élégante monotonie, comme rien ne dégoûte tant que toujours du pâté, et puis encore du pâté, et du pâté sans fin. » (p. 6)

Billet d’invitation à la soutenance de thèse de médecine pastillaire, 1748, cote ms 2331 n° 122, BIU Santé (Paris).
« Les médecins donnaient le nom de pastillaire à une certaine thèse, parce que le bachelier qui la soutenait, était obligé de donner ce jour-là un pâté à chaque docteur. », Dictionnaire de Trévoux, 1752, t. V, p. 261.

Dans son prospectus, le polygraphe Barbeu-Dubourg se livre à un exercice de style et cherche d’entrée de jeu à susciter l’intérêt des lecteurs. Il s’y révèle en médecin-écrivain, adoptant volontiers un ton comique et satirique. En juin 1761, on salue déjà cette gazette aux contenus médicaux variés, « écrite agréablement […], amusante et instructive. » (Affiches, annonces et avis divers, p. 87). L’abbé journaliste Joseph de La Porte apprécie le périodique quand il prend un ton plus grave et plus adéquat à la matière médicale ; il rappelle que si Rabelais était « médecin et plaisant de profession », il n’écrivait que des romans (La Porte, p. 90). Pour un apothicaire contemporain, mieux vaut lire le Journal de médecine, plus sérieux que la Gazette d’Épidaure (Jaussin, p. 181). La Gazette d’Épidaure/de médecine rencontre un certain succès, au point que son auteur dévoile rapidement son identité et évoque des contrefacteurs, lesquels se défendent âprement (voir l’Avertissement de la Gazette d’Épidaure de 1762 et la réponse de la Gazette salutaire). Barbeu-Dubourg y gagne en célébrité, au point d’être l’objet d’une supercherie de la part d’un de ses confrères[1].

Ce prospectus annonce un périodique ambivalent, placé sous le signe de la diversité, adressé aux médecins et à un public élargi, et dont l’objet et la forme le distinguent à la fois des autres gazettes et de la presse médicale contemporaine. Le journal offre des textes savants, des observations médicales, des énigmes botaniques, des annonces de livres nouveaux, de thèses, de cours et de prix, des décomptes statistiques, des aphorismes de l’auteur, des extraits de journaux étrangers, des éloges, mais encore des lettres de docteurs et de patients fictifs adressées au gazetier, des échanges querelleurs parfois sous des noms fantaisistes comme ceux de Vanpyre et Farfadet (voir les n° 23, 27, 45, 50 en mai et juillet 1761), des anecdotes, des avis de toutes sortes, etc.

Resté en marge du canon littéraire et du panthéon médical, Barbeu-Dubourg n’en demeure pas moins, avec sa Gazette, un républicain des Lettres du siècle des Lumières ainsi qu’un acteur des relations entre médecine et littérature, à son époque et au-delà. On rencontre effectivement le docteur et son journal dans les périodiques littéraires et médicaux du début du 20e siècle, écrits par et pour les médecins. Parce qu’ils flirtent avec la fiction, deux extraits de la Gazette d’Épidaure sont retranscrits dans les fascicules de La Médecine anecdotique, historique, littéraire (1901-1906). Quant à la revue médico-littéraire intitulée Le Courrier d’Épidaure (1934-1949), elle ne manque pas de se souvenir dans son premier numéro de la gazette du médecin-homme de lettres du 18e siècle.

Bénédicte Prot

À suivre: un billet sur le docteur Jacques Barbeu-Dubourg (1709-1779)

 

Bibliographie

Affiches, annonces, et avis divers. Vingt-deuxième feuille hebdomadaire, du mercredi 3 juin 1761, à Paris, du Bureau des Affiches, p. 85-88.

[Barbeu-Dubourg, Jacques], Prospectus de la Gazette d’Épidaure, ou recueil de nouvelles de médecine, avec des réflexions pour simplifier la théorie et éclairer la pratique, dans Gazette de médecine, année 1761, Par un médecin de Paris, à Paris, chez J. A. Grangé, 1761, p. 1-6.

Chéreau, Achille, Essai sur les origines du journalisme médical français, suivi de sa bibliographie, par le docteur Achille Chéreau, Paris, Aux bureaux de l’Union médicale, 1867.

Fressoz, Jean-Baptiste, « La médecine et le “tribunal public” au XVIIIe siècle », Hermès, n°73, 2015, p. 21-30.

Gazette salutaire, composée de tout ce que contiennent d’intéressant pour l’humanité les livres nouveaux, les journaux et autres écrits publics, concernant la médecine, la chirurgie, la botanique, la chimie, etc. etc. etc., à Bouillon, chez J. Brasseur et A. Foisye, n°11, Du jeudi 14 janvier 1762, « Réponse à Mr. Barbeu Dubourg, Docteur en médecine, auteur de la Gazette d’Épidaure ou Gazette de médecine, au sujet de la Gazette salutaire qu’il annonce comme une contrefaçon de sa gazette », s. p.

Gillot, Michel et Jeanne Carriat, « Barbeu Du Bourg », Dictionnaire des journalistes (1600-1789), en ligne sur : https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/029-jacques-barbeu-du-bourg

Jaryc, Marc, « La “Gazette d’Épidaure” et son auteur », Le Courrier d’Épidaure. Revue médico-littéraire paraissant dix fois par an, Paris, s. n., 1ère année, n°1, janvier 1934, p. 8-11.

Jaussin, Louis-Armand, « Troisième lettre de M. Jaussin, ancien apothicaire major des camps et armées du Roi, maître apothicaire à Paris, à M. de B…. ancien commissaire des guerres. Suite des observations sur quelques parties de l’histoire naturelle de la Corse, etc. », Mercure de France, dédié au Roi, Paris, chez Chaubert, Jorry, Prault, Duchesne, Cailleau, Cellot, Novembre 1761, p. 172-181.

La Porte, Joseph de, « Gazette d’Épidaure » [Paris, 20 juin 1761], L’Observateur littéraire, dans lequel on rend compte de tout ce qui paraît de nouveau, chaque année, dans les sciences, les lettres et les arts, par M. l’abbé de La Porte, Année 1761, t. III, à Londres et se trouve à Paris, chez Duschesne, 1761, p. 89-97.

Maxime, Dr., « La Gazette d’Épidaure », dans Auguste-Joseph Lutaud (dir.), La Médecine anecdotique, historique, littéraire. Recueil à l’usage des médecins, chirurgiens et apothicaires érudits, curieux et chercheurs, Paris, chez Jules Rousset, 1902, p. 113-115.

Reiber, Matthias, Anatomie eines Bestsellers. Johann August Unzers Wochenschrfit «Der Arzt» (1759-1764), Göttingen, Wallstein Verlag, 1999.

Rétat, Pierre, « Les gazettes : de l’événement à l’histoire », in Robert Favre, Michèle Gasc, Claude Labrosse et Pierre Rétat (dir.), Études sur la presse au XVIIIe siècle, Presses Universitaires de Lyon, 1978, p. 23-38, en ligne (2019) : https://doi.org/10.4000/books.pul.12096

Rey, Roselyne, « Gazette d’Épidaure », Dictionnaire des journaux (1600-1789), en ligne sur : https://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/journal/0539-gazette-depidaure

Voltaire, GAZETTE, (Hist. mod.), Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de gens de lettres, mis en ordre et publié par M. Diderot, de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse ; et quant à la partie mathématique, par M. D’Alembert, de l’Académie française, de l’Académie royale des sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société royale de Londres, de l’Académie royale des belles-lettres de Suèdes, et de l’Institut de Bologne, à Paris, chez Briasson, David, Le Breton, Durand, vol. VII, 1757, p. 534–535.

Références des images utilisées:

1 Jacques Barbeu-Dubourg. Gazette de médecine, année 1761, par un médecin de Paris, Paris 1761-1762. HathiTrust Digital Library, https://hdl.handle.net/2027/ucm.5326179467.

2 « Billet d’invitation à la soutenance de thèse de médecine pastillaire », 1748, cote ms 2331 n° 122. BIU Santé (Paris), https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?ms02322_ms02337ax10x0122 .

 

[1] Barbeu-Dubourg se voit attribuer des Anecdotes de médecine, s. l., 1762. La dédicace, datée de Paris le 31 juillet 1761, est en effet signée « Barb…. Du B…. Doct. Reg. de la Faculté de Médecine en l’Université de P…. ». La supercherie est dévoilée par le démenti public de Barbeu-Dubourg et par l’aveu du véritable auteur de l’ouvrage, Pierre-Antoine-Joseph Dumonchaux (voir « Auteur démasqué », Gazette de médecine, n° 27, Du samedi 3 avril 1762, p. 209-211 ; « Avis au sujet des Anecdotes de Médecine », Le Journal des savants, à Paris, chez Michel Lambert, 1762, juin 1762, p. 443-444 ; « Avis extrêmement important », Journal de médecine, chirurgie, pharmacie, etc. […], à Paris, chez Vincent, t. XVI, juin 1762, p. 562.)